Y a-t-il pénurie de papier pour les livres ?


Depuis début novembre les signaux se multiplient : les libraires rencontrent des difficultés d’approvisionnement en livres. Peut-on dès lors parler de pénurie de papier ? N’y a-t-il pas d’autres causes pour expliquer ce problème réel? Combien de temps cela va-t-il durer ? Et qu’en sera-t-il du prix en 2022 ?

La question est bien plus complexe qu’il n’y paraît et demande de remonter plus de deux ans en arrière, et plus même, bien avant la pandémie qui, ici aussi, a servi de déclencheur.

Évolution structurelle et phénomène conjoncturel

Depuis longtemps, l’industrie papetière a dû s’adapter à une modification de nos comportements de consommateurs occidentaux. L’érosion continue des produits imprimés dans les économies occidentales a nécessité de moins en moins de papier graphique alors que la demande d’emballages cartonnés était en hausse, renforcée aussi par la disparition progressive des emballages plastifiés. Cette évolution de fond a entraîné une réorganisation progressive de l’industrie, une transformation des unités de production papier en unités carton. Ces usines représentent des investissements très lourds qui se programment des années à l’avance : aucun souci quand on peut dessiner l’évolution du futur. Par contre, quand un grain de sable s’en mêle…

À cette évolution de fond, il faut ajouter deux éléments structurels qui pèsent dans la situation actuelle. Tout d’abord, la Chine s’est progressivement occidentalisée dans ses besoins en papier alors qu’elle ne dispose pas de ressources naturelles suffisantes en matières premières; elle est donc fort importatrice de pâte à papier. Par ailleurs, notre économie mondialisée est organisée autour du « juste à temps » : les produits semi-finis sont livrés le plus tard possible pour éviter de coûteux stocks. Et beaucoup d’entre eux viennent d’Asie.

Et voilà le début de la pandémie mondiale en février-mars 2020 ! Entre beaucoup d’autres conséquences, il y en a trois qui vont retenir notre attention.

Un stop du commerce international qui va désorganiser les transferts intercontinentaux, avec des bateaux chargés de leurs conteneurs en panne dans les ports, avec des transports routiers à l’arrêt. Voilà donc des surstocks aux points de chargements et des pénuries aux points de livraison.

Un stop du commerce national et local, hormis les commerces dits « essentiels », avec un report des achats vers les sites de commerce en ligne qui vont crouler sous les commandes et sous l’envoi de dizaines de milliers de paquets cartonnés.

Puis une reprise des activités commerciales à des vitesses très différentes selon les lieux et les produits concernés. En l’occurrence, une reprise très forte en Chine bien avant que les pays occidentaux rouvrent leurs ports ; et une croissance stupéfiante de certains produits vendus chez nous comme les livres jeunesse, les BD, les mangas…

Cocktail explosif

La relance économique en Chine aura, dans le problème qui nous occupe ici, deux conséquences. Une forte demande des matières premières du papier. Ainsi qu’une impossibilité d’écouler ses productions en remplissant des conteneurs puisque la majorité de ceux-ci étaient en attente de déchargement dans les ports européens et américains. Cette indisponibilité de conteneurs sur un marché organisé pour des livraisons « just in time » est tellement grave qu’elle ne sera résolue sans doute qu’au milieu de l’année 2022. Offre de conteneurs réduite et demande pressante : les prix vont exploser, près de six fois en moins d’un an (de 2.000 € en décembre 2020 à près de 12.000€ en cette fin d’année).

Simultanément, l’industrie papetière occidentale était aussi demandeuse en pâte pour faire face à la hausse de demande en carton d’emballage créant ainsi une baisse de production pour les papiers. Une baisse partiellement compensée par des stocks… tant que ceux-ci restaient disponibles. Mais fin 2020 déjà, certains types de papier connaissaient des disponibilités réduites. Inutile de dire que l’industrie papetière est dans l’impossibilité de transformer une usine à carton en usine à papier en un claquement de doigt : le réajustement des productions prendra ici aussi des mois, peut-être même bien au-delà de l’été prochain.

Alors quelles conséquences pour le livre ?

Parlons d’abord disponibilité. Face aux stocks vides, l’imprimeur n’a que trois possibilités à offrir aux éditeurs. Soit limiter la production au volume de papier en réserve (et certains tirages de l’été dernier ont été réduits de moitié !). Soit changer de papier et utiliser celui qui est là à ce moment-là ; mais quel éditeur ira changer une des composantes les plus sensibles de ses collections ? Soit encore attendre que le papier soit livré : en ce début décembre, selon les qualités demandées, les délais de livraison sont passés de 3/6 semaines à 12/25 semaines… jusqu’à six mois de retard ! Comble de malchance : le marché est en hausse continue pour certains types de livres dont les BD et les mangas, hausse inattendue après une année 2020 déjà en croissance ; actuellement le marché de la BD croît de 50% en 2021, et de plus de 100% pour les mangas ! Quel éditeur pouvait le prévoir il y a 4, 8, 12 mois ?

Parlons ensuite de délai de livraison. Outre celui du papier, il y a celui de l’arrivée des produits venant d’Asie, surtout les livres cartonnés pour enfants. Comme expliqué, l’embouteillage des transports internationaux a retardé l’arrivée de certains livres et a forcé certains à choisir l’avion pour se faire livrer. Peut-être à temps… mais à quel prix !

Alors parlons enfin de prix. Tous les ingrédients sont là pour provoquer une hausse dans les prochaines semaines. Hausse du prix du carton très sensible pour les livres qui en utilisent beaucoup (les cartonnés pour la jeunesse, les BD avec leurs couvertures), hausse du prix de certains papiers vu la concurrence en demande, hausse du prix des transports (conteneurs et camionneurs), hausse des coûts de l’énergie et hausse prévisible des salaires (plus de 3% en Belgique avec l’indexation automatique). Les prix de vente vont grimper bien plus que la hausse du coût de fabrication car notre économie du livre est ainsi faite que, pour une augmentation d’un demi-euro en production répercutée simplement par l’éditeur sur son prix de cession aux intermédiaires, le prix de vente public devra être haussé de plus d’un euro. Au bilan, les livres seront plus chers début 2022, de 3 à 15% selon les types, même pour les réimpressions.